Catégorie : Œuvres

AIROSA MENTE de Salva Torres
Voici un escalier ferme, sûr, avec ses marches solides en bois, sans fissures. Et voici également ces feuilles tombées sur les marches, ou sur le point de tomber, poussées par le courant d’une fenêtre ou d’une porte ouverte que nous ne voyons pas. Chaque marche communique avec les autres comme nous communiquons tous dans notre vie : avec la certitude de l’immédiat. En revanche, ces feuilles volantes introduisent le hasard, l’incertitude, l’aléatoire : en somme, l’étrangeté de la vie. Et cet escalier, de même que notre conscience, est soudain secoué par l’ingérence de ces feuillets blancs. Si nous avions fermé la porte ou la fenêtre à l’origine du coup de vent du tableau, rien de tout cela ne serait arrivé ; or, c’est ce que nous faisons souvent. Heureusement que Mery Sales a oublié de les refermer. Ou non. Qui sait.

Après avoir vu et avoir peint de multiples trames d’ombres et de lumières ainsi que leurs contrastes, les espaces indéfinis entre les parties deviennent plus présents. Ce sont des lieux d’incertitude, un élément instable mais indispensable à la pensée, le lieu où réside l’espoir. Un autre mode de raisonnement surgit de l’exercice de cette liberté qui ne donne ni certitudes ni doctrines. Un autre savoir, composé de Trames, Incendies, Des paroles en papier, Éclipses et Clartés. Chacune des séries se relie aux autres, en créant une constellation d’appuis, unie et en même temps ouverte à la discontinuité. Souligner la faille sera le moyen de briser toute signification concluante dans l’espace et dans le temps.

Le but serait de transmettre la nécessité d’agir sur le cours des événements, ne fût-ce qu’à petite échelle. Il s’agit d’un acte aussi utopique que nécessaire lorsque l’on fait partie d’une société qui se sent impuissante devant les inégalités croissantes qui engendrent de nouvelles formes de violence. Le titre, Desseins et failles, veut refléter cette double dimension à partir de notre responsabilité vis-à-vis du présent : rejeter un mauvais héritage et tenter d’imaginer un avenir différent. En somme, si nous observons avec attention les desseins qui caractérisent l’état des choses, nous pourrons contribuer à le fissurer ; du moins peut-on l’essayer.

Les différents éléments qui composent ces gris, des fragments dessinés de l’actualité politique et économique, révèlent la nécessité de remettre en question notre perception du monde à partir de l’information que nous consommons et que nous assumons à notre insu. Le fait de dessiner est intimement lié au fait de prendre conscience, car cadrer la réalité nous aide à l’observer de façon plus attentive pour en dévoiler les injustices. L’attention portée à cet ensemble fissuré met en évidence l’abus sans entraves, sous toutes ses formes, qui se produit lorsque le pouvoir est exercé comme seul système comportemental. De même, cette approche permet de deviner la complicité des médias qui acceptent ce pouvoir dans leur propre intérêt. La grisaille uniforme trouve un répit dans son envers chromatique, précisément dans la force de la fragilité, qui est puissance et non pouvoir. Apparaît alors la nécessité de trouver une vivacité émotionnelle capable de dénoncer une fin qui ne saurait être justifiée par les moyens.

Une poignée de personnes anonymes occupe une certaine pièce, un groupe quelconque d’êtres auxquels n’importe qui pourrait s’identifier. Les gestes apparemment inoffensifs et routiniers reflètent une certaine étrangeté intrigante, ridicule aussi, lorsqu’on ne perçoit pas l’intention ni le sens profond de chacune de ces actions. Ils caractérisent un fragment de la société automate qui ne pense pas, formée d’inconnus, étrangers à eux-mêmes également. Des êtres défaillants, qui ne s’impliquent pas dans ce qu’ils font et n’en sont même pas conscients.

Cette série de tableaux traduit le dilemme du titre, tout en élargissant son premier élément (voir), puisqu’elle invite à regarder au-delà de ce qui apparaît à première vue. Celui qui regarde devient alors un témoin volontaire, qui participe avec ses propres expériences, sensations et pensées à la scène qu’il contemple. Ainsi, à l’intérieur des situations montrées dans les tableaux, il y a beaucoup plus : tout ce que le regard de l’autre contient. C’est son propre imaginaire, à partir de ce qu’il a lu, vécu, contemplé, qui se réveillera progressivement au sein de la peinture. À cet instant même, l’observateur comprend le rôle du témoin comme levain des consciences et de notre mémoire commune, vouée à répéter les maux de l’histoire si nous ne l’assumons pas.

La raison qui empêchait la Femme éléphant de voir, se voir et trouver sa propre voix était la perte de la tête et, par conséquent, des sens. Ce visage caché par l’oreiller répond maintenant à une série de premiers plans extraits de la Jeanne d’Arc de Dreyer. Son supplice se transforme en une succession de gestes bouleversants. Face au poids du savoir, on peut opposer une autre vérité, même si celle-ci n’existe qu’en dehors des marges du visible, comme une étincelle timide. Sa vérité est sa parole, expression minimale qui donne du sens à son existence. Un élément exagérément disproportionné face au grand discours, transformé en artillerie lourde, de ses opposants. Malgré la peur, elle ne renonce pas, elle ne peut pas faire semblant, elle ne peut pas se taire, elle ne se laisse pas convaincre par des rhétoriques, même la raison contraignante ne la dissuade pas et c’est là que réside sa lutte : son existence est sa condamnation. Défendre sa vérité la fera vivre, même si cela la conduit à mourir sur le bûcher. La femme impuissante mais insoumise, protagoniste de cette trame et de bien d’autres, s’oppose à tous, consciente de son destin fatal, et à travers sa vie elle revendique l’obligation de penser.

Femme éléphants’inspire du film Elephant Man , de David Lynch, l’histoire dramatique d’un être difforme qui subit les atrocités d’une société qui ne l’accepte pas. Curieusement, le protagoniste ne pouvait pas dormir sur l’oreiller car le poids de sa tête risquait de provoquer sa mort, comme cela est vraiment arrivé.
La confusion et l’inadaptation face aux codes sociaux établis, le refus de sa propre image, l’isolement, l’impuissance et l’épuisement devant l’humiliation constante sont seulement quelques uns des sentiments communs. Les différences surgissent à partir d’une série d’actes performatifs dans lesquels certains mouvements, provoqués par des cordes imaginaires (qui serrent ses extrémités ou qui attachent un lourd oreiller autour de sa tête), disloquent son corps jusqu’à ce qu’elle s’effondre, épuisée. Ce sont des métaphores qui décrivent la pression d’un monde extérieur violent qui provoque une altération cognitive lorsqu’il semble impossible de le défier. C’est seulement en enlevant l’oreiller de sa tête qu’elle pourra sauver sa vie.

Les aspects les plus complexes de l’existence et les secrets du comportement humain peuvent s’exprimer à partir de métaphores que nous pouvons découvrir dans la fiction. Des clowns, des marionnettes, des équilibristes, des comédiens, des poupées, des monstres, tous des personnages déguisés en personnes et des personnes qui semblent masquer une autre identité. Les accessoires construisent la scénographie de chaque petit événement d’une façon tout aussi métaphorique, que ce soient des cordes, des verres, des fils, des manches, des masques, des ailes sans plumes, des sacs en papier… Or leur rôle n’est pas de décorer mais de fournir des pistes pour comprendre une réalité qui semblait indéchiffrable et donc immuable. Chaque événement raconté montre la nécessité d’un changement d’attitude face au conformisme habituel. Cependant, il ne s’agit pas que d’un changement personnel face à un traumatisme psychologique qui concerne un seul individu. La crise va au-delà, car chaque fragment sous forme de tableau représente un fragment de société à travers des histoires minimes et reflète, dans son image, ceux qui le contemplent.

Le cadmium est un métal qui apporte de l’intensité et de la saturation à certaines couleurs. Les rouges, les magentas, les oranges et les jaunes qui en contiennent se distinguent par leur caractère extrêmement chaud et saturé. Ce sont les couleurs employées dans la partie claire des formes et, par contraste, elles créent l’ombre des couleurs froides tout aussi intenses : les turquoises, les émeraudes, les bleus de Prusse ou les pourpres… Des ombres en cadmium annonce ainsi deux parties opposées : le cadmium désigne la peinture, de façon implicite, dans le matériau utilisé, et l’ombre propose le revers de ce qui est clairement visible, c’est-à-dire ce qui est caché parce qu’on le désire, on le sent ou on le craint. La lumière aveuglante du cadmium produit forcément des ombres. Les deux extrêmes rivalisent sur le même plan, ils s’opposent et dans leur lutte ils libèrent d’autres espaces pour la pensée. Un affrontement des sens qui dévoile, au moins, qu’il n’existe pas une façon de voir unique ou meilleure que les autres. En tout cas, ce choc déclenche le besoin de vouloir, à partir du doute, et de regarder, par le biais de la peinture, ces traits voilés et indéchiffrables de l’autre disparu dans la surface du tableau.